Après la colère de Disney suscitée par la nouvelle chronologie des médias, il se murmure dans la profession que le groupe américain pourrait opter pour une stratégie « tout Disney+ » pour la sortie de ses films dans l’Hexagone, au nez et à la barbe des exploitants français. On sait bien pourtant qu’il serait difficile pour Disney de faire complètement l’impasse sur le grand écran. Coup de bluff du géant hollywoodien ?
Une inquiétude revient régulièrement dans les propos des professionnels du cinéma et tout particulièrement des exploitants en ce moment : et si Disney décidait de ne plus sortir ses films dans les salles françaises pour les commercialiser en exclusivité sur son service de VàDA [1] Disney+ ? Déjà nourrie par l’accélération des mutations du marché de l’audiovisuel provoquée par la crise sanitaire, cette crainte s’est renforcée récemment, à cause du mécontentement affiché par la major américaine dans la presse après la signature du nouvel accord sur la chronologie des médias en janvier dernier.
Ce réaménagement des fenêtres d’exploitation offre pourtant à Disney la possibilité de proposer ses nouveautés sur son service par abonnement Disney+, en France, seulement 17 mois après leur sortie en salles, contre 36 auparavant. Le groupe estime néanmoins que cet accord « n’établit pas un cadre équitable et proportionné entre les différents acteurs de l’écosystème audiovisuel en France » [2]. Il faut rappeler que Disney n’a pas signé d’accord avec les organisations du cinéma français, contrairement à Netflix qui, en contrepartie d’une contribution à la création cinématographique française, (équivalente à 4% de son chiffre d’affaires annuel net réalisé en France, soit un investissement total d’environ 40 M€ en 2022), a obtenu le droit de proposer des films sur son service 15 mois après leur sortie en salles.
Certains professionnels redoutent donc que Disney fasse pression sur le secteur en décrétant de court-circuiter la salle au profit de son offre de streaming, une décision qui serait lourde de conséquences sur l’économie du cinéma français, puisque Disney est le premier distributeur de films dans l’Hexagone. Il détenait en effet un quart du marché en 2019, avec 172 films en exploitation dont 11 inédits, parmi lesquels les trois plus gros succès du box-office français2019 : Le Roi Lion, Avengers : endgame et La Reine des neiges 2. Sa part de marché atteignait même 29% en ajoutant celle de Twentieth Century Fox, racheté par Disney en mars 2019 [3]. Mais cette stratégie de boycott du grand écran présenterait aussi des risques pour la major, comme le soulignait en creux Olivier Henrard, directeur général délégué du CNC, après la signature du nouvel sur la chronologie des médias, rappelant que « le marché français est le plus important d’Europe » [2].
Dans un entretien donné au Courrier Art et Essai de l’AFCAE du mois de mars 2022, Marc-Olivier Sebbag, délégué général de la Fédération Nationale des Cinémas Français, se déclare par ailleurs confiant sur l’aboutissement d’un accord entre les organisations professionnelles du cinéma avec Disney+, à l’image de celui qu’elles sont parvenues à conclure avec Netflix, « car la porte est toujours ouverte avec l’ensemble des nouveaux acteurs. Cette signature [NDLR : de l’accord sur la chronologie des médias] n’est que le début des discussions. » [4].
Pour le moment, Disney n’a par ailleurs pris aucune décision radicale ou définitive en matière de schéma de distribution. Certes, la sortie directement sur Disney+ en France du dernier Pixar (au titre fort à propos : Alerte rouge), le 11 mars dernier, sonne comme un signal d’alarme pour la profession, d’autant plus qu’elle fait suite à celles de Soul et Luca dans les mêmes conditions [5]. Mesure de rétorsion du géant hollywoodien envers l’Hexagone et sa règlementation trop contraignante ? Pas si simple : ce long métrage d’animation a en réalité fait l’objet d’une sortie sur Disney+ dans tous les pays où ce service est disponible. Sur les 48 sorties d’Alerte rouge aux États-Unis et à l’international recensées par IMDb, 38 sont des sorties internet. Les 10 marchés locaux où ce film est sorti en salles sont ceux où Disney prévoit de déployer son offre par abonnement cet été : Turquie, Hongrie, Israël, etc. Marc-Olivier Sebbag confirme d’ailleurs cette démarche : « Jusqu’à aujourd’hui, les studios ont pris leurs décisions de sortir ou non leurs films en salle de façon mondiale. Que ce soit en Grande-Bretagne, aux États-Unis où il n’y a pas de chronologie particulière, ou en France, les mêmes films sont sortis, et les mêmes films ne sont pas sortis. Les seuls endroits où les films sortaient, c’est quand il n’y avait pas Disney+, par exemple en Pologne. » [4].
Or, si Disney avait favorisé les sorties exclusives sur son service en ligne au détriment de la salle à l’été 2021, période de réouverture des salles dans un contexte difficile et confus de crise sanitaire, cette époque semble révolue. Depuis le retour (plus ou moins) à la normale du marché de l’exploitation, la très grande majorité de ses longs métrages ont bien été à l’affiche des cinémas en France, comme dans la plupart des autres pays : Les éternels, Encanto, West Side Story, Spider-Man: No Way Home ou encore Mort sur le Nil. Et il en sera visiblement de même pour les nouveautés annoncées dans les prochains mois : Doctor Strange in the Multiverse of Madness, Buzz l’Éclair, Thor: love and thunder ou encore Avatar 2. Toutes ces productions devraient être visibles sur grand écran, en France comme à peu près partout ailleurs.
Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Pas tout à fait, car deux tendances suscitent l’inquiétude parmi les exploitants. Tout d’abord, la multiplication du day-and-date : aux États-Unis et parfois sur quelques autres marchés ciblés, Disney organise de plus en plus souvent des sorties simultanées en salles et sur Disney+. Or plusieurs études ont montré que cette pratique commerciale pénalisait les entrées en salles et plus largement la performance globale des titres concernés sur l’ensemble de leurs supports d’exploitation, notamment parce qu’elle favorise la piraterie de copies de qualité. En juillet 2021, la NATO (National Association of Theatre Owners), a d’ailleurs publié un communiqué de presse sans équivoque à ce sujet, à la suite de la sortie simultanée de Black Widow sur Disney+ et dans les cinémas américains [6]. Dans ses propos rapportés et traduits par Le Film Français, l’association des exploitants américains pointe que la production Marvel « a perdu plus de 40% de sa fréquentation en salle au deuxième jour de son exploitation – et encore plus au terme de son deuxième week-end d’affiche (-67% malgré 115 sites supplémentaires) » [7]. Outre la perte sèche de recettes pour les cinémas, la NATO dénonce aussi le détournement des futurs revenus de la PVOD [8] et l’atteinte à la carrière internationale du film. Pour elle, le day-and-date présente deux périls majeurs : la cannibalisation des fenêtres et la recrudescence de la piraterie. Le média américain Deadline a chiffré à 600 M$ (environ 500 M€) le manque à gagner de Black Widow rien que sur les recettes de la PVOD [9]. Cette estimation est sans doute excessive mais elle prouve néanmoins que les sorties simultanées sont loin d’être la martingale espérée. Et quand Disney (et les studios en général) aura fait ses comptes, on peut espérer qu’il fasse marche arrière et réserve à nouveau l’exclusivité (même courte) de ses nouveautés à la salle, à l’image de Warner qui, après avoir annoncé en décembre 2020 une sortie simultanément dans les salles et sur sa plateforme HBO de tout son catalogue 2021, a signé des accords avec des circuits nord-américains (dont AMC) pour préserver une fenêtre d’exclusivité de 45 jours des films Warner en salle pour ses sorties 2022. Soulignons néanmoins que cette apparente sanctuarisation de la fenêtre salle masque en fait sa réduction importante, puisqu’elle passe de 90 à 45 jours.
L’autre appréhension de la profession concerne les longs métrages américains à budget plus modeste, pour lesquels une sortie direct-to-VoD pourrait avoir du sens d’un point de vue économique. Comme le précise Richard Patry, président de la FNCF, dans le dernier numéro du Courrier Art et Essai de l’AFCAE, « persiste une inquiétude qui porte sur une catégorie de films américains, en particulier les films indépendants qui sont aujourd’hui beaucoup pré-achetés ou achetés en festival par les plateformes. Si on n’arrive pas à démontrer l’intérêt d’une sortie salles, on n’y arrivera pas. » Mais il ajoute être certain que la salle saura prouver qu’elle « apporte une valeur ajoutée telle que ces films auront intérêt à y passer [et] qu’à un moment les plateformes vont se rendre compte de cet avantage » [4].
Ces divers exemples montrent bien qu’au-delà du cas particulier de la France et de ses spécificités règlementaires, Disney (comme les autres majors) semble être dans une phase d’expérimentation marketing et commerciale à grande échelle : il s’agit en effet pour la firme de tester différentes options et combinaisons d’exploitation de ses productions aux États-Unis comme à l’international, afin d’observer les résultats de ces différentes approches et de sélectionner les plus susceptibles de maximiser leur retour sur investissement. La salle demeure en tout état de cause une étape incontournable pour assurer la rentabilité des films à très gros budget. Il paraît donc peu probable que Disney renonce à cette garantie, en dépit de ses menaces voilées. Si la prudence doit tout de même rester de mise compte tenu des incertitudes sur l’évolution de la stratégie de distribution des grands studios hollywoodiens dans les prochaines années - notamment sur les films « de second rang » - l’optimisme sur l’avenir des salles françaises, lui, est permis et même recommandé.
Sophie Girieud
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[1] VàDA : vidéo à la demande par abonnement.
[2] Source : « Accord sur la «chronologie des médias» : pourquoi les films vont arriver plus vite sur Canal+ et Netflix », leparisien.fr,24/01/2022.
[3] La part de marché est calculée sur la base des encaissements distributeurs.
[4] Source : « La chronologie des médias à l’heure des plateformes », Le Courrier Art et Essai n°283, AFCAE, mars 2022.
[5] Mais dans un contexte en revanche très différent, les deux précédents Pixar étant sortis en pleine crise sanitaire, le premier pendant la période de fermeture des salles et le second juste après leur réouverture (Soul et Luca ont respectivement été commercialisés sur Disney+ en France les 25 décembre 2020 et 18 juin 2021).
[6] Aux États-Unis, le film est sorti dans les salles et sur Disney+ le 09 juillet 2021. Sa location en Premiere Access était facturée 29,99 $ (soit environ 25 €, sur la base du taux de change moyen dollar / euro en 2021 (source : fxtop.com)), en sus du prix de l’abonnement (7,99 $ par mois, soit environ 6,80 €).
[7] Source : « "Black Widow" : Les exploitants américains s’en prennent à la sortie simultanée », lefilmfrancais.com, 19/07/2021.
[8] PVOD : vidéo à la demande premium. Cette pratique – impossible en France en raison de la chronologie des médias - consiste à commercialiser un film en VàD seulement quelques semaines après sa sortie en salles, pour un prix supérieur à une sortie VàD standard.
[9] Source : « With Tentpoles Bound To Surge The 2022 Box Office, The Great Theatrical-Streaming Day & Date Experiment Goes Out Like A Dud In2021 », Anthony D'Alessandro, deadline.com, 03/01/2022.
Crédit photo en vignette : Felix Mooneeram sur Unplash
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