7/9/2021

Évolutions du secteur audiovisuel : quels enjeux pour les chaînes ?

Le 30 juin dernier, en marge du Forum Alentours - manifestation de la coproduction cinématographique et audiovisuelle transfrontalière de l'Europe rhénane qui se déroule chaque année en début d’été à Strasbourg - la Région Grand Est a réuni les chaînes de télévision de l’espace transfrontalier pour une rencontre professionnelle composée de trois panels. Le premier d’entre eux, consacré aux enjeux locaux et opportunités de partenariats internationaux pour les chaînes de télévision de l’espace transfrontalier face aux évolutions du secteur de l'audiovisuel, était modéré par Sophie Girieud, consultante senior au sein du cabinet Hexacom.

Réunissant des diffuseurs venus d’Allemagne, de Suisse, de Belgique, du Luxembourg et de France[1], cet échange fut notamment l’occasion de faire le point sur quelques enjeux majeurs et grandes tendances du secteur de l'audiovisuel auxquels sont confrontées l’ensemble des chaînes de télévision, qu’elles soient privées et gratuites, publiques, locales, payantes…


Particulièrement cruciaux et structurants pour l’avenir des chaînes, ces sujets transversaux constituent aussi des passerelles entre différents maillons de la filière audiovisuelle (production, diffusion...).

Hexacom vous propose ci-dessous une synthèse des principaux enjeux au cœur des discussions lors du premier panel.

 

La monétisation du replay à l’heure de l’AVOD

Le replay (appelé aussi « télévision de rattrapage » ou « catch-up TV ») constitue un sujet clef pour les chaînes, tant ce mode de consommation de la télévision s’est ancré dans les habitudes des téléspectateurs.

Le replay a pris un sens très large, au-delà de la stricte mise à disposition pendant une durée limitée d’un programme diffusé à l’antenne : il inclut désormais des avant-premières, éventuellement payantes, du replay étendu, avec des programmes disponibles en ligne pendant plusieurs mois voire plusieurs années (par exemple : les saisons précédentes d’une série dont la nouvelle saison est actuellement diffusée à l’antenne) - autrement dit du contenu de catalogue – des vidéos bonus, des programmes exclusifs (acquis ou produits pour les services délinéarisés des chaînes : site internet, application mobile…), etc.

Pourtant, le replay n’a pas encore généré des revenus à la hauteur de son succès d’usage. En France, plus de 9 milliards de vidéos ont été visionnées sur les services de rattrapage en 2020[2], un volume considérable qui n’a cependant engrangé que 125 M€ de chiffre d’affaires publicitaire, la principale source de revenus des offres de replay. Ces recettes affichent même une baisse de 7% par rapport à 2019, alors que la consommation en volume n’a baissé, elle, que de 2% par rapport à l’année précédente.

Au-delà de cette variation annuelle, on constate qu’en cinq ans, la consommation de replay a augmenté de 80%, alors que les revenus n’ont progressé que de 40% sur la même période, soit une croissance en valeur deux fois moins rapide que celle en volume. Les revenus publicitaires des services de rattrapage ne décollent pas et stagnent autour de 130 M€ ces dernières années. Ces dynamiques contrastées entre consommation et recettes ont entraîné une baisse du CPM (coût pour mille) moyen entre 2015 et 2020, qui est passé de 18 € à 14 € pour 1 000 vidéos vues en cinq ans.

 

Consommation et revenus annuels de la TVR (télévision de rattrapage) en France

Source: CNC

 

Alors que le replay peine à trouver une valorisation à la hauteur de ses usages, on assiste au développement d’un nouveau type d’offres gratuites de contenus audiovisuels : l’AVOD, autrement dit la VoD (vidéo à la demande) financée par la publicité. Il y a quelques années, la VOD gratuite était encore une chimère et les quelques services qui avaient tenté de lancer une offre de contenus à la demande gratuite financée par la publicité n’avaient ni le potentiel d’audience ni le catalogue à la hauteur de leurs ambitions. Mais la donne a changé (généralisation du haut débit et des écrans nomades, explosion de la consommation audiovisuelle délinéarisée, structuration et croissance du marché publicitaire de la vidéo en ligne, etc.) et ce modèle fait déjà ses preuves aux États-Unis, où il s’est rapidement implanté et développé. L’AVOD aurait ainsi généré 10 Md$ de recettes aux États-Unis en 2020, d’après le cabinet Digital TV Research.

L’AVOD commence à émerger en Europe, avec des offres comme Rakuten TV, Pluto TV ou encore Tubi. Dans la plupart des cas, ces services ne sont pas édités par des chaînes de télévision européennes mais par de gros acteurs internationaux, des studios américains ou encore des pure players, autant d’opérateurs qui vont venir concurrencer les diffuseurs sur le marché publicitaire de la vidéo en ligne. Toutefois, rien n’est encore joué et, si les services américains semblent bel et bien avoir gagné la bataille de la SVOD (VOD par abonnement) sur le territoire européen, il est encore temps pour les chaînes européennes de gagner celle de l’AVOD, à travers des offres de replay étendues, enrichies, qui, bien au-delà des programmes diffusés à l’antenne, deviendraient de véritables services de VOD gratuits. Il incombe donc aux chaînes de s’appuyer sur leurs atouts (la richesse de leur catalogue, leur notoriété, leur audience, leur savoir-faire publicitaire…) pour faire de la menace que représente l’AVOD une réelle opportunité de nouvelle source de revenus.

TF1 semble prête à relever le défi : fin juin, la première chaîne française a en effet dévoilé Stream, une nouvelle offre de VOD gratuite qui contient 9 000 heures de contenus gratuits – à la fois du replay et des programmes de catalogue - et qui a vocation à s’enrichir. Accessible depuis le portail MyTF1, Stream propose fictions françaises et étrangères, mangas, magazines et mêmes quelques films[3].

L’AVOD devrait représenter 66 Md$ de revenus dans 138 pays en 2026, toujours selon Digital TV Research. Reste à savoir à qui profitera cette manne.

 

 

La reconquête du public jeune

Les exploitants de salles de cinéma le savent bien : reconquérir le public jeune constitue un enjeu d’avenir pour de nombreuses industries culturelles traditionnelles et donc un sujet de préoccupation majeur pour les professionnels de ces secteurs. La télévision ne fait pas exception.

On le sait : les jeunes regardent en de moins en moins le petit écran. Cela ne signifie pas qu’ils ne la regardent plus du tout mais qu’ils sont de plus en plus sélectifs et allument la télévision uniquement pour certains programmes (télé-réalité, sport, certaines séries…). La tendance a ralenti voire s’est inversée en 2020, en raison du confinement, mais il s’agissait évidemment d’une situation exceptionnelle et conjoncturelle.

 

Évolution de la DEI[4] quotidienne de la télévision des cibles jeunes en France (en minutes)

Source: Le guide des chaînes, mai 2021, 19è édition, d’après Médiamétrie, Médiamat. France métropolitaine.

 

Âge moyen du téléspectateur en France

Source: Les Échos d'après Publicis Média et Mediabrands avec Médiamétrie
(individus de 4 ans et plus (en tenant compte de la durée d’écoute))

 

La principale cause de cette désaffection du public jeune est connue : la concurrence de la vidéo en ligne. On pense spontanément à YouTube, Netflix ou encore Facebook, mais les jeunes consomment surtout des vidéos courtes virales sur des médias sociaux comme Instagram, TikTok ou Snapchat. Ils y visionnent et partagent des formats amateurs, semi-professionnels ou professionnels, des vidéos de leurs amis, d’influenceurs, d’artistes, des contenus de marques, etc.

Face à cette concurrence pléthorique, le défi pour les chaînes de télévision est de taille. Plutôt que de tenter – plus ou moins vainement - de ramener les jeunes vers la diffusion linéaire, leur stratégie consiste à récupérer ce public sur les déclinaisons de l’antenne (replay, chaîne YouTube, application…), des services connectés et disponibles à la demande, plus en affinité avec les cibles jeunes. Dans cette même optique, les chaînes financent de plus en plus de contenus exclusivement destinés au web et déploient – notamment sur les réseaux sociaux - des dispositifs interactifs innovants autour de leurs programmes. Un moyen aussi de fidéliser ce public jeune, par exemple à travers la création de communautés de fans en ligne.

Pour toucher un public jeune, les chaînes savent qu’elles ne doivent pas se contenter de délinéariser leur grille : l’objectif de rajeunissement de l’audience doit être pris en compte dès la conception même des programmes, notamment leur thématique, leur format et leur incarnation (présentateurs, acteurs).

La production durable / écoresponsable

Dans l’industrie du cinéma, de la télévision et de la vidéo comme dans bien d’autres secteurs, existe désormais un impératif et même une urgence à adopter une démarche éco-responsable pour réduire l’impact environnemental des activités et en particulier des tournages.

Cette démarche s’applique à tous les aspects de la production : transport, éclairage et énergie en général, décors et studios, moyens techniques, restauration, habillage et maquillage, post-production hors tournage, etc. Il s’agit, dans tous ces domaines, d’adopter des pratiques, des outils et des matériaux de travail durables, des gestes et des réflexes écoresponsables : mettre en place un système de gestion, recyclage et valorisation des déchets, prendre des décisions d’achat de biens ou de prestations responsables, faire des économies d’énergie, recourir à des mobilités douces / durables / actives, sensibiliser ses équipes, ses prestataires, ses fournisseurs, ses clients, ses partenaires etc.

 

De nombreuses initiatives nationales, mais aussi régionales et locales existent dans ce domaine : beaucoup d’associations professionnelles, de commissions du film, de bureaux d’accueil des tournages et autres institutions ont produit des guides de bonnes pratiques, des chartes d’écoresponsabilité, des grilles d’évaluation de l’impact environnemental des tournages, des calculateurs d’émissions carbone, etc. Inscrit dans le programme européen Interreg, le projet Green Screen[5] a d’ailleurs vocation à harmoniser ces diverses initiatives en standardisant les pratiques environnementales des industries cinématographiques et audiovisuelles implantées en Europe et à améliorer les politiques régionales en matière de développement durable dans la filière. Plusieurs fonds de soutien européens ont par ailleurs commencé à introduire des dispositifs spécifiques à la production éco-responsable dans leurs schémas d’aides.

 

Moyenne des émissions de CO2 par type de production (en tonnes équivalent carbone)

Source: Écoprod  (chiffres obtenus avec le calculateur Carbon’Clap)

 

Pour les diffuseurs, en aval de la filière, se pose la question des objectifs et des critères de financement et d’achat de programmes en fonction de leur caractère plus ou moins écoresponsable (pertinence, efficacité et cohérence des grilles d’évaluation), mais aussi, naturellement, de la production durable des émissions produites en interne et de la valorisation des contenus produits de façon durable.

 


Et aussi...

 

… Les promesses de la télévision segmentée…

La télévision segmentée est un procédé récemment autorisé en France, qui permet d’adresser des messages publicitaires différents aux téléspectateurs qui regardent un même flux télévisé linéaire, notamment grâce à des techniques de géolocalisation. Ce nouveau marché repose donc sur la combinaison de la force du média de masse que constitue la télévision et de l’efficacité de la personnalisation et du ciblage propres à la publicité enligne.

La télévision segmentée présente un intérêt particulier pour les annonceurs locaux qui ne souhaitent diffuser leur message qu’au sein d’une zone de chalandise spécifique, restreinte et pour qui la télévision n’était jusqu’alors pas un média adéquat et présentant un ticket d’entrée trop élevé. Elle permet également d’attirer des annonceurs ciblant un segment de marché étroit mais présent à l’échelle nationale, grâce à l’exploitation des données personnelles anonymisées.

Cette innovation technique et marketing pourrait donc permettre de faire venir de nouveaux annonceurs en télévision et ainsi débloquer une nouvelle manne publicitaire pour les chaînes.

Toutefois, plusieurs freins empêchent encore l’émergence réelle de ce tout nouveau marché, qui se limite essentiellement aujourd’hui à des tests ponctuels. Le principal point de blocage concerne le partage de la valeur des données de ciblage, objet d’âpres et complexes négociations entre chaînes de télévision, régies publicitaires et opérateurs télécoms. Par ailleurs, la loi française rend désormais obligatoire le recueil du consentement préalable de l’utilisateur avant la collecte et le traitement de ses données personnelles, ce qui pourrait limiter le volume de données exploitables. Enfin, les diffuseurs et les opérateurs télécoms affichent eux-mêmes une certaine réticence à faire savoir à leurs spectateurs ou abonnés qu’ils utilisent leurs données personnelles à des fins publicitaires, car ils craignent de rompre la relation de confiance établie avec leurs clients, voire de susciter chez certains d’entre eux une réaction de rejet (résiliations d’abonnements, perte d’audience…).

 

… l’importance de la production originale dans un contexte hyperconcurrentiel

On sait combien la production de programmes originaux constitue pour les chaînes de télévision un atout important pour se démarquer dans le paysage audiovisuel actuel, caractérisé par une très forte concurrence, non seulement entre diffuseurs linéaires mais aussi avec les nouveaux services de vidéo en ligne, à commencer par les poids lourds de la SVOD (Netflix, Amazon, Disney…) et leurs offres foisonnantes de séries et de films.

 

… ou encore la bataille de l’information à l’heure des nouveaux médias d’actualité 100% sociaux et vidéo

Sur le marché de l’information, contenu stratégique pour les chaînes de télévision, celles-ci se voient durement concurrencées par des médias pure players, comme Konbini, Vice ou Brut. Conçues et produites pour être efficaces et virales (titre accrocheur, sujet fort, format court et bien rythmé, message percutant, etc.), leurs vidéos d’actualité séduisent les jeunes (mais pas uniquement), qui les partagent massivement sur les réseaux sociaux, leur assurant ainsi une large diffusion et une forte visibilité.


[1] Pour l’Allemagne :la SWR ; pour la Suisse : la SRF et la SRG SSR ; pour la Belgique :la RTBF et le RMPD ; pour le Luxembourg : RTL Luxembourg ; pour la France : ARTE GEIE, France 3 Grand Est et le Réseau des télévisions locales du Grand Est (liste non exhaustive).

[2] Source des données chiffrées présentées dans cette partie : L’économie de la télévision de rattrapage, CNC, mai 2021.

[3] Pour rappel, TF1 a aussi lancé en octobre 2020 le service de SVOD Salto, en partenariat avec France Télévisions et M6. Le leader du paysage télévisuel français semble donc vouloir exploiter toutes les options offertes par internet, du replay classique, à la vidéo par abonnement, en passant par l’AVOD.

[4] DEI : durée d’écoute individuelle.

[5] Voir www.interregeurope.eu/greenscreen

Sophie Girieud-Fontaine

s.girieud@hexacom.fr

06.17.31.40.34

Crédit photo en vignette : cottonbro sur Pexels.

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